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Insomniaiseries

27 avril 2008

Ernst Jünger, Le Cœur Aventureux, version de 1929 (trad. J. Hervier)

51WT1RNJQRL__SS500_« Prenons garde au plus grand danger qui soit : celui laisser la vie nous devenir quotidienne. Quelle que soit la matière à dominer et les moyens dont on dispose – cette chaleur de sang qui permet le contact immédiat ne doit pas risquer de se perdre. L’ennemi qui la possède a plus de prix à nos yeux que l’ami qui l’ignore. La foi, la piété, l’audace, la capacité à s’enthousiasmer, à s’attacher avec amour, quel qu’en soit l’objet, bref, tout ce que notre époque dénonce comme sottise radicale – partout où nous le rencontrons, nous respirons plus librement, fût-ce dans le cercle le plus restreint. Tout cela est lié à cette très simple expérience que j’appelle l’étonnement, cette ardeur à s’ouvrir au monde et cette immense envie de s’emparer de lui, comme un enfant qui aperçoit une boule de verre. »

                      Ita missa est. Jünger, où le plaisir de la raréfaction de l’air – le ton distant, presque froid du penseur qui n’a pas besoin ni envie de se courber pour flatter le médiocre. Le ton qui si justement laisse poindre un peu partout ces vérités que l’on reconnaît avec joie pour les sentir très obscurément au fond de nous-même… elles n’attendaient qu’à être cernées et ciselées. Jünger marche inébranlable entre philosophie et poésie, avec ce regard aristocratique qui désacralise si aisément l’hystérie bêtifiante de la masse embrumée.

                      « L’humanitarisme moderne, ce simili-soleil de l’humanité, est également distant des bons et des mauvais esprits, des hauteurs et des abîmes. Sa voie ressemble à celle d’un voyageur qu’un écran de nuages gris protège des rayons d’une lumière impitoyable et qu’une route poussiéreuse sépare des eaux souterraines. C’est un rêve, mais un rêve sans couleur ni images, un des rêves les plus ennuyeux que l’on ait jamais inventés, un rêve tel qu’en rêve à trois heures de l’après-midi un passager du tramway. C’est, en général, une affaire pour passagers du tramway. Il est impossible d’y participer, pour peu que l’on définisse sa vie par la tension, la hiérarchie et la différence, pour peu que l’on soit guerrier, croyant ou poète, homme, femme ou enfant, pour peu qu’on ait dans le corps la demi-bouteille de champagne manquante. »

                      D’une observation sagace faite en telle ou telle circonstance naît une longue réflexion qui se ramifie et croît de façon presque organique avec une rigueur implacable. Suivent souvent quelques impressions sur le monde étrange de l’entre-deux guerre, ou de subtils récits de rêves qui rendent de façon incroyablement juste l’étrangeté des ambiances et structures oniriques. Jamais ennuyé, toujours emporté, on est en très bonne compagnie. C’est un plaisir rare est toujours plein de surprises.

                      « On a beaucoup discouru sur la bière allemande. Je vois son défaut décisif dans le fait que son action stimulante n’est aucunement en rapport avec son action narcotique, et donc qu’elle rend surtout somnolent. La sédentarité, les conversations de café du Commerce, les associations, la politique allemande, la bonhomie allemande, l’objectivité allemande – en un mot, la somnolence allemande. Un soldat qui ingurgite un demi-litre de bière avant l’assaut devrait constituer une curiosité. »

                      Nietzsche n’est jamais bien loin. D’ailleurs, Jünger lui empruntera dans ses écrits ultérieurs la forme fragmentaire plus précise et concise. Ici, ce n’est pas encore le cas, la prose moins resserrée et la longueur des notes de cette première version du Cœur aventureux contrastent avec la deuxième plus connue, plus riche, mais (malheureusement ?) aussi moins virulente.

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